AA OU LES CRÉATURES
Groupe sanguin : PVC. Nous sommes des animaux industriels. Nos peaux de mouton sont en laine de roche. Nos ailes de mouche en cuir d’abat-jour. Bien avant notre naissance notre manière première est préformée dans des hangars d’usine. Nos cellules souches sont fabriquées à la chaîne. Et quand les hauts fourneaux s’écroulent, ou tombent à l’arrêt, notre ossature est façonnée au tour à bois. Nos tibias de rechange, nos péronés, sont des barreaux de chaise.
Terre et laiton. Nous poussons comme des plantes. Comme des moisissures sur le mur. Tuyau coudé de cuivre. Paillasson à pigments. Double langue symétrique sans bouche autour. Et nous restons là accrochés comme des tiques en attendant que passe le bon support. L’organisme vivant, complémentaire, qui va nous transporter ailleurs. Ce n’est vraiment que lorsque l’on a trouvé son binôme structurel, son partnersymbiotique, que l’on peut commencer à envisager l’avenir.
Flotteur et filasse. Nous sommes des manteaux- carapaces. Nos pores alvéolés bâtissent des murs de miel. Par derrière la fragilité dort cachée. Suspendue à des filins. Nous nous établissons en bande dans les forêts. Nous paissons dans les prairies. Quand les spectateurs s’approchent de nous la nuit, comme des chasseurs, nous les sentons venir de loin. Nos poils se hérissent. Ils se dressent comme des sertflex. Une fois capturés vivants, on nous parque pour de bon dans des espaces d’exposition.
Répétez : caoutchouc. Nous sommes des phonèmes mystiques intraduisibles dans votre langue. Nos noms de baptême vous restent à jamais hermétiques. Étrangers à votre alphabet. Vous ne pouvez que les transmettre de bouche à bouche. Comme du sable humide coulant de main en main. Si vous essayez de faire sécher notre matière sonore, de l’accrocher tendue à vos systèmes de notation, elle perd tout son charme et son efficace. Pour exister nos titres doivent être prononcés à haute voix. C’est magique.
Cornes en mousse de vache sacrée. Nous sommes des dieux hindous. Pris dans le mortier. Teintés dans la masse. Le matin on nous emmaillote serrés dans les voiles et les tissus. Le soir on nous déshabille pour nous laver les pieds dans les eaux du Gange. Le soleil descend sur la jungle acrylique comme un cercle brûlant de tôle ondulée. Et quand on tend l’oreille on entend parfois le son du sitar. Ou le chant du styrène.
Patrice Blouin - Revue LECHASSIS 2020
Amandine Arcelli construit. L'architecture la concerne, sans vouloir en faire sa profession pour autant. Par la sculpture, elle développe ailleurs, une sensibilité pour l'édification. Faut que ça tienne. La grille moderniste guide l'orthogonalité des structures, agrémentées d'éléments plus organiques venant en caresser la rigidité. Et les stratégies des bâtisseurs orientent son aplomb. Elle regarde donc autour d'elle, pour piocher les gestes et matériaux qui pétriront la tenue de ses assemblages. Le magasin de bricolage, le Maroc, les trottoirs, l'Inde, font parties des destinations qui conditionnent son répertoire de formes et de factures. Ayant étudié la céramique puis la peinture, elle inclut aujourd'hui la technicité et les plaisirs de ces champs, dans des œuvres ni cuites, ni plates. Mais furieusement franches et dressées. Elle chérit la grande échelle. Les superlatifs ne font qu'exciter ces challenges qui l'engagent à aiguiser ses compétences. La dimension domestique pourrait limiter le volume, contraindre aux murs, inviter au bas-relief. L'artiste y travaille. De la maison, ce qui l'enthousiasme vraiment, c'est cette distinction certaine entre l'intérieur et l'extérieur, et donc ces seuils qui assurent les passages de l'un à l'autre. Une lisière menue sur laquelle marcher. Pas d'inquiétudes, l'artiste possède des talents de funambule, et sait ménager les équilibres. Son engagement physique est manifeste. Il demande parfois un genre de brutalité. L'ancrage est déterminant. D'ailleurs l'élément terre est omniprésent, traité en tant que composante fertile ou pigment de surface. La couleur reste une caractéristique fascinante. C'est carnaval. Il s'agit de rituels archaïques. En parade, ses figures surgissent avec un panache certain, masquées, fardées, libres. Tout est permis pour célébrer cette vraie joie grave, maintenue vaillante par les élans d'Amandine Arcelli. « J'aime que ce soit grand. »
Joël RIFF
\ ʁu.ba.to \
Aegirocassis Benmoulaé, Gha’Den Dini, Too Mata, Arapaima. Hop-Tlac. Mera Naam Joker. D’où viennent ces incantations exotiques ? Bitume de réagréage. Closoir de faîtage ventilé. Tyrolienne. Tuyau d’épandage. Chariot de ménage. Les contrées lointaines ont soudain pris des consonances triviales. On dirait une sorte de rituel en préparation dont les secrets n’ont pas encore été dévoilés. Une quasi alchimie qui transforme en, sculpture les matériaux les plus pauvres, les plus anodins, ceux des débarras et des magasins de bricolage. Chacune a son nom, sa forme totalement libérée de l’anthropomorphisme et des représentations classiques. Quand l’une pourrait, c’est vrai, évoquer un gigantesque bouclier, on peine à assigner à cet autre une quelconque origine ou ressemblance. Mais l’assemblage a tout d’une architecture qui s’invente. En agglomérant plaques d’isolants et pigments de couleur, tuyau de cuivre et filasse, Amandine Arcelli emprunte sciemment ses matériaux à l’univers du bâtiment, de la construction, au gros œuvre, au travail de chantier. Elle met la main à la pâte, expérimente, force les mariages. In situ. En tout cas toujours en lien avec son environnement immédiat ou le contexte de production ; de retour d’un périple indien ou en route pour une résidence d’artiste dans la Meuse. Là où elle se délectait de matériaux industriels, Amandine puise maintenant dans les ressources plus locales et naturelles, presque insolites pour elle.
Pour Vent des Forêts, elle campe \ ʁu.ba.to \, une sculpture complexe, conçue par strates. Sur une matrice de béton et de mortier teinté formant deux pans verticaux s’encastrent 350 morceaux de bois tournés dont elle a dessiné les formes de grandes quilles. Elle en a choisi les 4 essences aux teintes différentes, le chêne, le pin de Douglas, le mélèze et l’acacia, qui vieilliront chacune à leur rythme. Les parois massives, arrimées au sol, s’ouvrent comme des ailes déployées, transpercées par une structure métallique tubulaire. Celle-ci porte aussi de grand canevas de laine de mouton brute sertie sur une trame grillagée. Teintés de noir et bleu vif, ils contrastent sur l’ensemble qui vibre d’un jaune d’ocre. Les matériaux disparates, assemblés ici de façon totalement originale, trouvent une cohérence inattendue et donnent à \ ʁu.ba.to \ sa propre personnalité, lui confèrent une présence fascinante. L’assemblage des toisons, des tubes d’acier et des parois de bois et mortier a tout de l’érection d’un totem collectif qui précipite en un « être » mythique, symbolique, l’énergie de toute une communauté. Car c’est aussi la dynamique du lieu tout autant que les matériaux qu’il offre qui permet l’avènement des sculptures fantastiques d’Amandine Arcelli. Ainsi, en résidence de création en Isère à Molly Sabata, en 2016, elle créait in situ \A.BAK\, une immense structure bleu outremer traversant plusieurs pièces des espaces d’exposition, les envahissant presque totalement.
En 2018 à Vent des Forêts, elle trouve une énergie particulière, propre à ce lieu, celle des espaces naturels disproportionnés, partagés. Des techniques artisanales aussi. Celle de son oncle Jacques, tourneur sur bois marnais, celle du chaudronnier local, ou celle du spécialiste du bâti ancien qui lui enseigne la technique d’un mortier hydrofuge à teinter. Elle partage l’ardeur des bénévoles de l’association, mais aussi celle d’adultes en situation de handicap et de jeunes issus de la ville de Bar-le-Duc voisine, tous venus participer avec elle à la confection des grands tapis de laine. Ce brassage de savoir-faire et la mise en commun des ressources matérielles et humaines sont dans l’ADN du lieu, Amandine Arcelli ne pouvait que s’en emparer joyeusement en pétrissant toute cette matière première avec beaucoup de dextérité, d’inventivité et de fraicheur. Sa liberté prend des accents dits « romantiques » lorsque qu’elle choisit son titre qui évoque en musique une interprétation qui s’affranchit du rythme de la partition. Dans la forêt de Pierrefitte-sur-Aire, au détour d’un sentier, on déclamera donc à gorge déployée ou bien on chuchotera mezza voce : \ ʁu.ba.to \…
Mera Naam Joker
Assembler, attacher, plaquer, enduire, suspendre, sont les gestes qu’emploie Amandine Arcelli pour travailler la matière. Des gestes « premiers » renvoyant aux techniques ancestrales de construction par lesquels elle manipule des matériaux familiers, constitutifs de notre environnement et plus précisément de notre habitat. Fibre de verre, corde, tuyaux de canalisation, plaques isolantes, ou encore laine de roche, des produits couramment utilisés de nos jours par les bâtisseurs auxquels elle associe divers éléments de la vie quotidienne collectés au hasard de ses trouvailles. Des compositions de grande envergure auxquelles, par l’ajout de pigments, elle imprime une vie. Amandine Arcelli interprète les éléments qui constituent nos modes de vie, les constructions qui nous abritent, les rituels qui rythment notre quotidien. Et si le titre de l’exposition « Mera Naam Joker » peut sembler énigmatique et mystérieux, il introduit, par sa référence à un film indien culte éponyme, la métaphore des trois grands âges de la vie. Une dimension anthropologique que l’on retrouve dans ses sculptures qui développent souvent des formes totémiques, induisant une communication entre matière et spiritualité. Des œuvres dont la forme rappelle d’ailleurs assez indirectement des masques africains. Des visages certes abstraits, mais qui créent une frontalité et convoquent une réflexion sur nos origines et notre évolution. De retour d’un voyage d’un mois dans le sud de l’Inde, un pays où les modes de construction traditionnels perdurent, Amandine Arcelli s’est inspirée des techniques et savoir-faire indigènes, notamment celui qui consiste à tapisser les murs extérieurs des maisons en terre d’un mélange de bouse de vache malaxée avec de l’argile et de la paille, pour réaliser des œuvres qu’elle définit elle-même comme des « sortes d’habitat ». En utilisant des stabilisateurs de gravier, structures alvéolées qu’elle remplit de plâtre, elle crée des surfaces comparables aux murs de ces maisons indiennes, interprétant ainsi avec les outils et les matériaux contemporains les coutumes ancestrales. Des compositions par superpositions qui revêtent toute la force symbolique et spirituelle de la tenue rituelle du chaman. L’habitat dépasse alors sa fonction originelle et devient « métaphore du corps, il informe sur les valeurs de toute culture, sur ses représentations symboliques et sur l’environnement naturel. » (1) Les œuvres d’Amandine Arcelli sont l’expression d’un corps, celui de l’Homme dans un habitat et dans un environnement, mais surtout celui de l’artiste qui travaille et ajuste les gestes à son échelle. Pour cette artiste qui envisage toujours à l’avance le contexte dans lequel l’œuvre va être exposée et vivre à la vue des spectateurs, la création n’existe que par rapport à un lieu précis. Prenant naissance et se déployant dans l’espace d’exposition, ses réalisations deviennent alors de véritables extensions du lieu qui les accueille. (1) extrait de "Anthropologie de l’habitat", conférence donnée le 28 janvier 2000 par Pascale Manuello à la Maison de la philosophie à Toulouse.